Un secret de famille n’a pas d’odeur. Pourtant, il s’infiltre partout, silencieux, jusqu’à dessiner les contours de nos vies sans qu’on sache toujours l’expliquer. Là où la science croyait avoir tout dit sur l’hérédité, la réalité se montre plus têtue : des traces invisibles se transmettent, et parfois, ce sont des blessures qui sautent une génération pour ressurgir ailleurs.
Des décennies après un drame, des gestes, des peurs, des façons d’aimer ou d’éviter persistent ; ils s’invitent dans des familles qui n’en connaissent plus l’origine. Psychiatres et psychologues recensent ces échos du passé : chez certains, l’angoisse ou la tristesse n’a pas de cause évidente, mais elle sculpte chaque journée. Les symptômes échappent au contexte actuel, ils s’imposent, traversés d’histoires oubliées, dont le nom s’est perdu.
L’épigénétique commence à fissurer les certitudes sur l’hérédité. Un événement grave, vécu par un parent ou même un grand-parent, a le pouvoir d’influencer la manière dont ses descendants affronteront le stress ou la difficulté. La génétique ressemble moins à une suite logique qu’à un maillage complexe où passé et présent dialoguent, modelant sans relâche le futur familial.
Le traumatisme intergénérationnel, une réalité souvent méconnue
Dans bien des familles, le traumatisme intergénérationnel se glisse, filant d’une génération à la suivante. On évoque aussi le traumatisme transgénérationnel, encore largement sous-estimé, et trop souvent laissé dans l’ombre, même du côté des soignants. Pourtant, la douleur vécue autrefois ne disparaît pas : elle trouve d’autres chemins pour se transmettre, d’un parent à son enfant, d’un aïeul à toute une descendance.
Des conflits armés aux migrations subies, des deuils précoces aux séparations forcées, certains événements laissent une marque profonde. Des années passent, et il arrive que les descendants portent un fardeau dont ils ne connaissent pas l’origine. Les secrets, les silences, les récits empêchés ajoutent leur poids au fil de la transmission intergénérationnelle des traumatismes.
La transmission prend de multiples voies : par les récits, par les attitudes, par l’absence de mots. Un parent habité par la peur la transmet malgré lui à ses enfants. La famille devient un espace où le passé se rejoue, parfois à l’insu de tous. Cette mécanique dépasse l’intime, elle pose aussi la question de la psychologie collective : comment accompagner, en tant que société, ces héritages non-dits ?
Quels mécanismes expliquent la transmission du trauma au sein des familles ?
La transmission transgénérationnelle ne concerne pas que les souvenirs transmis. Elle s’inscrit dans les corps et dans les petits gestes, dans des silences qui pèsent plus que les paroles. Des recherches récentes dessinent plusieurs itinéraires possibles pour la souffrance héritée.
L’épigénétique est l’une de ces voies. Des expériences extrêmes, comme les guerres ou les persécutions, peuvent modifier l’expression même des gènes, changeant la sensibilité au stress chez les enfants et petits-enfants. Ce phénomène a été étudié chez les descendants de survivants de la Shoah ou de conflits majeurs : l’hérédité se mêle ici à l’histoire singulière.
D’autres mécanismes se nichent dans la dynamique familiale : les tabous, secrets et ellipses cachent le passé sans jamais le neutraliser. Les relations s’en trouvent affectées : la répétition ou la réparation s’inscrivent dans l’éducation comme dans les gestes banals. L’enfant, sans explication, perçoit la peur ou la tristesse parentale. Le stress post-traumatique trouve alors sa place dans la quotidienneté, même sans être nommé.
Pour éclairer ces mécanismes, trois principaux ressorts sont repérés par les chercheurs :
- Mécanismes épigénétiques : des événements graves modifient l’expression des gènes et se répercutent sur la descendance
- Secrets de famille : des faits tûs ou camouflés façonnent le comportement des générations suivantes
- Interactions parent-enfant : transmission d’émotions et de schémas relationnels au quotidien
Le phénomène mêle biologie, psychologie et histoires partagées, ou tues, en famille, laissant rarement le passé totalement derrière soi.
Conséquences concrètes : comment le traumatisme intergénérationnel impacte la vie familiale
Le traumatisme transgénérationnel n’est pas qu’une affaire de souvenirs. Au sein de la famille, il se manifeste par un mal-être flottant, des angoisses indéfinies, des attitudes qui semblent sans explication. Les traces se logent partout : anxiété persistante chez l’enfant, comportements d’évitement, replis soudains, réactions de défense ou même hostilité qui surprennent. Rapidement, l’atmosphère familiale se charge de tensions, de zones muettes, de malaises qui s’installent et se répètent.
D’une génération à l’autre, cette transmission s’accompagne d’une sensibilité accrue à différents troubles : difficultés psychiques, maladies chroniques, conduites addictives. Les études menées sur les enfants de personnes ayant traversé des événements traumatiques majeurs confirment un risque supérieur de stress post-traumatique, d’anxiété ou de dépression.
Voici quelques exemples palpables des conséquences observées :
- Symptômes psychiques : troubles du sommeil, irritabilité, difficultés à se concentrer
- Comportements : méfiance, répétition de schémas relationnels fragiles, blocage dans l’attachement
- Effets sur la parentalité : protection excessive, distance émotionnelle, attentes difficiles à vivre pour l’enfant
À chaque branche de l’arbre généalogique, ces transmissions invisibles s’enracinent plus profondément. Les adultes s’aperçoivent, souvent tard, être guidés par un héritage émotionnel qui les dépasse. Les enfants, eux, portent la part d’ombre d’un passé dont le sens leur échappe. Peu à peu, la famille devient gardienne de ces mémoires anciennes, de ces blessures qui réclament d’être nommées pour cesser de tout envahir.
Prévenir et accompagner : quelles pistes pour rompre le cycle de la souffrance transmise ?
Mettre fin au cycle du traumatisme intergénérationnel suppose d’oser parler où le silence s’est installé. La histoire familiale, longtemps masquée ou enjolivée, mérite d’être abordée avec honnêteté. Dire les douleurs, reconnaître les failles, écouter ceux qui savent ou pressentent. Dès qu’une famille porte la parole sur les souffrances vécues par les ancêtres, un changement s’amorce. La psychoéducation ouvre la compréhension sur ces dynamiques et donne à chacun des repères pour sortir des automatismes, même si beaucoup de ces gestes demeurent inconscients.
La thérapie familiale propose un espace où chacun peut exposer son ressenti. L’approche systémique révèle les liens entre générations : elle éclaire les influences anciennes, souvent inconnues. Certaines méthodes, comme l’EMDR, agissent directement sur la mémoire traumatique en aidant à soulager ce qui reste prisonnier du passé. Des professionnels, à l’image de Florence Calicis, montrent combien un accompagnement ciblé permet à la fois d’assembler le puzzle personnel et de reprendre la main sur le destin familial.
Les spécialistes avancent plusieurs leviers pour accompagner ces parcours :
- Thérapie familiale : crée l’espace d’expression dont chacun a besoin, restaure les liens de confiance, redistribue les places
- Psychoéducation : aide à comprendre les schémas de transmission et à agir différemment
- EMDR : travaille sur les souvenirs douloureux, renforce la capacité à retrouver de l’élan
Revisiter son histoire, c’est ouvrir la porte à une résilience nouvelle. Parler, nommer, dénouer, c’est faire en sorte que les blessures héritées n’aient plus le dernier mot.
Parfois, il suffit d’un mot à table, d’une confidence, pour voir basculer la trajectoire d’une famille. La mémoire transmise devient alors un terrain fertile pour se réinventer, et la souffrance perd enfin son emprise sur le présent.


